Entreprises de génie civil, de mécanique ou de conditionnementde déchets s’activent sur le marché de la déconstruction d’installations nucléaires, promis à un fort développement ces dix prochaines années.
Début février, chez Onet Technologies, on a sabré le champagne. La société marseillaise a décroché trois beaux contrats dans le nucléaire auprès d’EdF. Il ne s’agissait pas de participer à la construction d’un nouveau réacteur… mais d’en détruire des vieux : démantèlement des échangeurs de Chinon 3 (Indre-et-Loire), décontamination et démantèlement du circuit primaire de Chooz A (Ardennes), et démantèlement complet (avec l’allemand Nukem) du bloc réacteur de Brennilis (Finistère). Montant total : 120 millions d’euros.
Pour Onet comme pour ses concurrents, ce n’est qu’un début. Trente ans après son déploiement massif en Europe, le parc nucléaire a vieilli et s’approche de la retraite. Pour les géants du génie civil, les spécialistes de la robotique en milieu hostile et les découpeurs de tuyauterie industrielle, un fabuleux marché s’ouvre. D’après la Commission européenne, 50 à 60 réacteurs sur les 157 en service dans l’Union devraient être démontés à l’horizon 2025. Sachant que le coût par réacteur est évalué à 10 ou 15 % de l’investissement initial, les sommes en jeu sont énormes. La Cour des comptes les chiffre entre 20 et 39 milliards d’euros pour le seul parc français. Le démantèlement de Brennilis a déjà coûté 482 millions d’euros alors que le « niveau 3 » – la dénucléarisation totale – n’a pas débuté.
Si le gros du marché, les centrales EdF, reste encore à conquérir, les premiers chantiers ont déjà commencé. Les réacteurs de puissance les plus âgés, en particulier ceux de la génération graphite-gaz comme dans le Bugey (Ain) ou ceux du parc britannique, sont déjà arrêtés. « Nous calons notre rétroplanning sur l’ouverture du centre de stockage des déchets de faible activité à vie longue (FAVL), promise pour 2019. A cette échéance, nous pourrons traiter le bloc réacteur, puisque les déchets qui en seront issus, notamment le chlore 36, disposeront d’une filière. D’ici là, on doit traiter l’amont, et il faudra bien dix ans pour cela », note Serge Klaeylé, le directeur du Ciden, le centre d’ingénierie de la déconstruction d’EdF.
Mais avant, il y a de multiples réacteurs de recherche et usines de transformation du combustible à traiter. Spie Nucléaire s’en est fait une spécialité. Cette entreprise de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires et 1 500 salariés affiche une croissance de 10 à 20 % par an. « Le démantèlement fait intervenir tous les corps de métiers de l’électromécanique : ventilation, électricité, tuyauterie, soudure, etc. Nous les avons réunis en une prestation clés en mains hors génie civil », expose David Guillon, un des responsables de ce marché chez Spie. Le cas échéant, l’entreprise s’associe avec un spécialiste du génie civil, sous forme de groupement dont elle est mandataire. Et c’est fréquent, car, paradoxalement, avant de déconstruire, il faut construire : ateliers de découpe, stations de traitement d’effluents, bâtiments d’entreposage de déchets sont nécessaires.
Traditionnellement, les appels d’offres sont fragmentés en plusieurs lots. Un démontage de réacteur de puissance donne lieu à huit ou dix passations de marchés. Sur Chooz A, par exemple, le lotissement est détaillé entre démantèlement de la salle des machines, modifications de génie civil, protection incendie, ventilation, auxiliaires nucléaires, circuit primaire hors cuve, traitement de la cuve, assainissement. « Comptez 6 à 10 millions d’euros pour un lot moyen, 20 à 70 millions pour un gros contrat intégré », calcule Philippe Gros-Gean, le directeur du développement d’Onet Technologies.
EN FRANCE, UN MICROCOSME D’UNE VINGTAINE DE SOCIÉTÉS
En France, le microcosme de la déconstruction comporte « un noyau d’une vingtaine de sociétés », selon Jean-Pierre Rozain, le directeur du patrimoine et de l’assainissement du CEA, maître d’ouvrage de cinq grands chantiers en France. Outre Spie Nucléaire, les grands noms sont Onet Technologies, avec ses filiales Comex, Onectra ou Sogedec, Vinci et sa nouvelle entité Nuvia. Et naturellement Areva, qui a la particularité d’être à la fois maître d’ouvrage, maître d’oeuvre (comme sur l’usine de retraitement UP2 de La Hague) et prestataire (à Marcoule, pour le CEA). L’entreprise dirigée par Anne Lauvergeon a mis sur pied une branche ad hoc nommée « valorisation des sites nucléaires » (350 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2008) qui compte plusieurs filiales spécialisées comme STMI ou le chaudronnier isérois NNS (en coentreprise avec l’italien Ansaldo Nucleare).
Le marché français commence aussi à intéresser quelques étrangers. Comme l’allemand Sat, historiquement positionné sur le désamiantage mais visant « une part d’activité de 50 % dans le démantèlement au lieu de 10 % aujourd’hui », selon son patron pour la France, Jean-Christophe Hagniel, dont la société est intervenue sur le reconditionnement de déchets traités à Brennilis. Le belge Belgoprocess est pour l’instant resté dans ses frontières, mais pourrait partir à l’export. Les américains sont présents ailleurs en Europe sur des lots d’ingénierie. Il faut aussi compter avec les britanniques, avec en tête l’ingénieriste Amec et le groupe VT Nuclear Services. VT est présent sur l’ingénierie du démontage d’Ignalina, en Lituanie, et Bohunice, en Slovaquie, deux sites à réacteurs russes. Et qui sont parmi les plus gros marchés actuels en Europe.
LE MARCHÉ BRITANNIQUE EN LIGNE DE MIRE
Du côté des français, c’est le marché britannique qui est en ligne de mire. La plupart des acteurs ont racheté ou se sont alliés à un expert britannique, Freyssinet (Vinci) avec Nukem Ltd (lire l’encadré ci-dessous), Onet avec Gravatom. « Il faut avoir une base avancée sur ce marché, c’est important aussi pour de futurs contrats en construction neuve », commente Philippe Gros-Gean d’Onet Technologies, qui est également présent en Italie, Bulgarie, Roumanie, Slovaquie et Ukraine. Spie, pour sa part, ne franchira la Manche « que si [ses] donneurs d’ordres, Areva et EdF, y vont ». Areva VSN se dit « en veille ». Sa maison mère surveille la privatisation, annoncée il y a deux semaines et prévue pour fin 2009, de la filiale de l’autorité de sûreté nucléaire britannique dédiée au démantèlement (UKAEA Ltd).
Au-delà du déploiement commercial, les prestataires doivent affûter leurs technologies. Car le métier ne s’improvise pas. En France, les marchés liés aux activités de recherche du CEA, en particulier, exigent une grande technicité. C’est le cas pour la cuve du réacteur de recherche Siloé à Grenoble (contrat attribué à Quille), le réacteur à neutrons rapides Rapsodie de Cadarache (emporté par Nuvia), son cousin Phébus (appel d’offres imminent) ou le réacteur Phénix à Marcoule (Gard). Parmi les autres « oiseaux rares », on compte aussi l’ex-usine de retraitement UP1, qui pèse à elle seule les deux tiers du budget déconstruction du CEA, et bien sûr Superphénix à Creys-Malville (Isère), dont le lot traitement du sodium a été attribué à Areva. « Nous n’imposons pas de technologie mais un résultat », précise toutefois Serge Klaeylé, chez EdF.
ROBOTIQUE DERNIER CRI
Certaines interventions, notamment en « niveau 3 », sont télé-opérées et relèvent de la robotique dernier cri. « Nous préparons un programme de R et D sur la robotique et la visionique », annonce Arnaud Gay, chez Areva. De même, la dimension des pièces peut nécessiter un savoir-faire très particulier. « Nous expérimentons la décontamination sans découpe, notamment le retrait en une pièce des générateurs de vapeur de Chooz, des monstres de dix mètres de haut installés dans une caverne géologique », explique Philippe Gros-Gean. La découpe laser commence à arriver, ainsi que des procédés de décontamination sans effluents, comme l’azote liquide de STMI. Pour tous les acteurs, l’avance – technologique ou commerciale – prise aujourd’hui sera déterminante pour gagner sa place sur les marchés de l’avenir.
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